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Habiter en écriture

Frédérique Germanaud et Marcelline Roux invitent des écrivains à témoigner sur leur rapport au lieu d'écriture.

Joël Vernet

Je vis, j'écris dans une maison ouverte sur le ciel, l'insouciance d'un jardin, dans un village perdu où je n'existe pour personne. C'est une maison nomade, errante, sans mur ni toit ni fenêtre et je ne suis surtout pas propriétaire de la lumière entrant ici à profusion. Je n'ai pas de bureau,  ne me prends pas pour un écrivain, un poète. Ma table est un arpent de songes, de souvenirs, d'utopies. J'écris là, quand le froid n'est pas trop prégnant, dans le vent de ce jardin, sous un arbre ordinaire, assis sur une souche. Je me rassemble et le peuple des ancêtres, celui de l'avenir, répondent parfois à mon appel. Ce sont les vivants et les morts de mes paysages. D'une certaine manière, je vis très loin de mon époque, pourtant en son cœur: j'en ressens les moindres pulsations. J'écris aussi contre mon époque, ce monde qui va  si mal, car il y a lieu me semble-t-il de résister, et pas seulement en paroles, en déclarations tonitruantes. La colère est souvent une complice inégalable. «Mes résistances» sont toutes ces pages que j'ai gravées dans le silence, sans effort démentiel, car le temps dont j'ai toujours disposé, fut mon plus sûr allié. Je n'ai jamais appartenu à aucune troupe, me suis tenu loin des cercles, ai même vilipendé leur vanité absurde, leur arrogance dérisoire. Je suis resté l'écolier de la vie sauvage.

En vérité, je n'aurais pu vivre sans jardin, fût-il étroit comme une page. Des milliers de silhouettes rôdent de l'autre côté des murs, s'éparpillent, se dispersent à travers le monde, alimentent mon jardin en fruits de toutes sortes.

J'ai voyagé aux quatre coins du monde, sans tambour ni trompette, mais mon voyage le plus fécond fut d'aller m'asseoir sur la souche au fond du jardin, d'apprendre là la patience, d'écarter les «loisirs», les «distractions», de me tenir au centre de quelque chose dont j'ignore à peu près tout: qu'est-ce que l'écriture? Serait bien génial celle ou celui qui saurait nous le dire.

J'écris toujours dans une marée de lumière, même si m'aveuglent souvent les ténèbres. Au bord de ce jardin dont le toit est le ciel par lequel me parviennent les nouvelles du monde. Je vis parmi quelques arbres, arbustes, plantes, à écouter des concerts d'oiseaux, une vacuité que je traverse en solitude, recherchant la joie simple. La paix.

D'aucuns riront de cela: j'entends déjà leurs sarcasmes. Mais qu'importe. Cette vie est ma profondeur, celle qui s'est bâtie tout au long des années, refusant les injonctions, les petits conseils. Fou est celui qui se lance dans pareille aventure. Loin des autres, je ne me suis jamais senti si près d'eux.

Je pourrais écrire n'importe où pourvu que m'accompagne le silence. Je ne vis ni n'écris sous les néons, dans la rumeur d'une vie spectaculaire. J'écris, car la honte et l'orgueil m'ont toujours offert ces outils si simples que sont la page et le crayon. Avec cela, le cœur compose ses partitions. Le seul lieu idéal, tout au moins pour moi, est le silence, ou la faible rumeur du monde qui ne retombe jamais tout à fait. Voilà ma vraie maison que je transporte partout où je me rends, à la façon d'un escargot. Je ne suis pas comme tous ces «fous» de la vitesse qui vont tout droit contre le mur. Je vis très lentement: c'est le plus grand des privilèges. Pas de plus haute richesse que celle d'être libre, rendu à la vie buissonnière, même si l'on ne vit pas dans un palace en bord de mer ! On peut camper sauvage dans les endroits très simples, se nourrir du soleil, de la beauté de ce monde que les bétonneurs de tous crins détruisent à vive allure.

Je ne pourrais pas écrire dans la compagnie des beaux parleurs, des gens de pouvoir, des animateurs de la culture. Demeurer paysan jusqu'au fond de l'âme, voilà mon vœu  balbutiant. A la façon d'un Essenine, d'un Mandelstam, de quelques autres. J'ai vécu  parmi des paysans qui parlaient comme des princes, mais notre époque a vu leur langue détruite. Que devenir quand nous avons perdu jusqu'aux mots? Écrire, comme bégayer, balbutier?

Je ne pratique l’idolâtrie vis à vis de personnes, surtout pas vis à vis d'autres artistes, que je tiens au loin pour la plupart. Si je célèbre, ce sont les gens invisibles, toutes celles et ceux qui n'ont jamais eu de voix. Le hasard parfois m'a conduit à tel ou tel endroit, et c'est en arrivant là, que je prenais conscience qu'en un tel lieu avait vécu tel ou tel poète. Ainsi Paul Celan, à Tchernivtsi, en Bucovine (Ukraine aujourd'hui).  Voici la photo de sa  maison natale, de la rue où il passa ses premières années d'enfance, où les nazis vinrent arracher les siens pour les assassiner.

 

Ainsi, plus tard, la maison d'Anna Akhmatova, à St Petersbourg, c'est en passant près d'un immeuble que j'aperçus une photo d'elle, un portrait,  et entrai dans cet appartement-musée où sommeillent tant d'objets de sa vie quotidienne. Sous une vitrine, je vis un minuscule livre d'artiste imprimé sur de l'écorce de bouleau. Voilà la plus belle des utopies artisanales: être l'une des grandes poétesse de la Russie et crier   sur un espace aussi vaste qu'un timbre-poste.

Et encore plus loin, aux Iles Solovki (en Mer Blanche) où vécut longuement un excellent écrivain polonais dont je taierai le nom car il ne souhaite aucun bruit autour de lui.

Je n'ai d'admiration que pour la vie simple, cette beauté fulgurante des journées ordinaires. Je n'ai pas rêvé d'autre vie que celle-ci, entièrement tournée vers l'essentiel, sa quête, son naufrage. Ont seulement compté ces lents détours, cet inconnu, cette plongée dans l'inconnu, comme la brindille sur la vague et j'ai ouvert les yeux, oui, ouvert les yeux. J'ai regardé mes contemporains, ceux des premiers siècles, tous ceux de l'avenir et parfois, lorsque le silence suffisait, j'ai entendu leur faible voix me dire : « Ton chemin est le nôtre, nous sommes si peu dissemblables .» Et j'ai ri de cette banale découverte. Et je n'ai jamais lâché mes petits carnets que m'offrait une main aimable.

Je mourrai peut-être assis sur une souche, en contemplant le ciel.

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