Dans son texte l’écrivain s’installe comme chez lui. De même qu’il sème le désordre avec les papiers, les livres, les crayons et documents qu’il transporte d’une pièce dans l’autre, de même se comporte-t-il avec ses pensées. Pour lui elles deviennent les meubles dans lesquels il s’installe, où il se sent bien, où il cède à l’irritation. Il les caresse affectueusement, les use, dérange leur ordonnance, les réorganise autrement, fait des ravages parmi eux. Pour qui n’a plus de patrie il arrive même que l’écriture devienne le lieu qu’il habite. C’est alors qu’il produit lui aussi, comme jadis la famille, les inévitables déchets et débris de toute sorte. Mais il n’a plus de grenier, et il n’est jamais facile de se séparer de son rebut. Il le pousse donc devant soi et risque fort de finir par en remplir ses pages. L’obligation où l’on est de se durcir envers l’apitoiement sur soi-même inclut une autre obligation d’ordre technique, qui est d’opposer une extrême vigilance au relâchement de la tension intellectuelle et d’éliminer toutes les scories déposées par le travail, tout ce qui continue à tourner à vide et qui composa peut-être, à un stage antérieur, la chaude atmosphère faite de ce bavardage qui s’y développait et qui n’est plus désormais qu’un résidu moisi, insipide. L’écrivain n’a en fin de compte pas même le droit d’habiter dans l’écriture.
Theodor W. Adorno, Minima Moralia, Réflexions sur la vie mutilée
Celui qui entre par hasard dans la demeure d'un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque noeud du bois renferme davantage
De cris d'oiseaux que tout le coeur de la forêt
Il suffit qu'une lampe pose son cou de femme
A la tombée du soir contre un angle verni
Pour délivrer soudain mille peuples d'abeilles
Et l'odeur de pain frais des cerisiers fleuris
Car tel est le bonheur de cette solitude
Qu'une caresse toute plate de la main
Redonne à ces grands meubles noirs et taciturnes
La légèreté d'un arbre dans le matin
(René Guy Cadou, Hélène ou le règne végétal)